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Louis
Pour les mortels, la mort n’est pas un mal,
mais une bénédiction.
Inscription anonyme trouvée à Éleusis
Louis connaissait beaucoup de monde depuis qu’il faisait partie du groupe évangélique de la Porte Dauphine. Un certain Georges était même tombé amoureux de sa sœur qui, malgré son beau prénom, Désirée, et malgré un physique avantageux, n’avait pas encore attiré le regard d’un homme – d’un autre homme que son frère. Elle allait sur ses vingt-sept ans et elle était toujours vierge. Louis n’avait jamais vu un homme sortir de sa chambre, et, comme elle rentrait tous les jours à 5 heures après son travail, comme elle ne sortait de la maison que pour se rendre aux offices ou aux assemblées évangéliques, les chances étaient vraiment très minces, pour ne pas dire nulles, qu’elle eût un jour goûté au fruit défendu. Pour sa part, Louis avait eu quelques expériences avec des professionnelles, décevantes car dépourvues de ces émois auxquels on associe généralement la célébration de la chair, du moins à en croire les livres sulfureux qui se mouraient de poussière dans le grenier de la maison. Âgé de trente-deux ans, il cherchait encore la femme – autre que sa sœur – qui lui donnerait des enfants, qui garderait son foyer et l’accueillerait chaque soir avec un tendre sourire. Quelques-unes des épouses possibles étaient entrées chez lui, mais, pour une raison qu’il ne parvenait pas à élucider, aucune d’elles n’avait souhaité s’engager dans une relation approfondie. Il s’observait dans le miroir, se demandait ce qui, chez lui, avait bien pu les décourager, sa calvitie naissante, ses oreilles légèrement décollées, son nez un peu fort, ses dents plantées n’importe comment dans sa bouche, sa maigreur… Une relation solide n’était sûrement pas fondée sur les seuls critères physiques – ou bien Désirée aurait depuis longtemps trouvé chaussure à son joli pied. Alors il s’était résigné à attendre l’élue, celle qui l’accepterait tel que la nature l’avait fait, elle ne le regretterait pas, il saurait se montrer bon époux et bon père.
Louis n’aimait pas Georges, qui s’efforçait pourtant d’être agréable, il désapprouvait Désirée de vouloir partager la vie d’un homme qui avait eu trois enfants d’une autre femme – mais n’importe quel homme aurait certainement provoqué chez lui les mêmes allergies. Il avait entendu couiner la porte d’entrée du pavillon familial la nuit dernière, il avait perçu des grincements dans l’escalier et le couloir du premier étage, puis les bribes étouffées d’une conversation, il s’était douté que Georges, encouragé par le pasteur à se séparer de sa première femme, rendait visite à sa nouvelle fiancée, il avait passé une nuit atroce à les imaginer en train de s’embrasser ou pire, mais il n’avait pas croisé l’intrus le lendemain matin, signe que Désirée attendrait d’être officiellement mariée pour l’accueillir dans son lit. Sa petite sœur lui appartenait encore un peu. Mince consolation.
Louis travaillait dur pour oublier une solitude que ne parvenaient pas à égayer les soirées devant la télévision ni les jeux de société partagés avec la seule partenaire disponible, Désirée, hélas prévisible et trop facile à battre. Négociateur pour le compte d’une société immobilière des Hauts-de-Seine, Louis ne rentrait jamais avant 8 heures. Chaque soir, tandis que ses collègues quittaient un à un les bureaux, il épluchait ses fiches pour vérifier qu’il n’avait pas oublié de relancer un client potentiel. L’immobilier avait flambé au sortir de la guerre : les villes bombardées manquaient de logements et l’incohérence des gouvernements nationaux avait considérablement retardé l’ambitieux programme de construction décidé quatre ans plus tôt. Le prix du mètre carré, jusqu’à douze mille euros dans Paris intra-muros, entre six et huit mille dans la première couronne, entre trois et cinq dans la grande couronne, avait écarté de l’accession à la propriété toute une population de cadres moyens, de petits commerçants et de fonctionnaires. Même avec des crédits de cinquante ou soixante ans, de plus en plus rares étaient ceux qui avaient les moyens de financer leur logement. Et puis bon nombre de couples refusaient de transmettre des dettes à leurs enfants, voire à leurs petits-enfants. Les gens n’étaient pas tout à fait idiots : ils se rendaient bien compte que le système de crédit sur deux ou trois générations, présenté comme l’indispensable première pierre du patrimoine familial, profitait principalement aux banques et autres organismes financiers. La plupart des débiteurs mouraient ou abandonnaient avant la fin des remboursements, les héritiers ne voulaient ou ne pouvaient pas reprendre le crédit à leur compte, les banques saisissaient le bien et le revendaient deux ou trois fois plus cher, le récupéraient à nouveau dix ou douze ans après, le revendaient à nouveau en réalisant une belle plus-value, bref, un marché qui tournait en circuit fermé et ne facilitait guère le travail des agences immobilières. Louis ne se plaignait pas. Il s’était spécialisé dans le foncier, les quartiers de banlieue rasés par les bombes et peu à peu reclassés en terrains à bâtir. Il s’était constitué un portefeuille de gros clients, particuliers ou promoteurs, en chasse de toutes les parcelles disponibles de la région parisienne. Il avait eu l’habileté de laisser Paris intra-muros, objet de toutes les convoitises, aux chasseurs de prestige. Pendant que les nuées de vautours s’abattaient sur la plus belle dépouille, il avait tranquillement contacté les mairies des villes de banlieue et noué avec elles des contacts privilégiés qui lui donnaient souvent une longueur d’avance sur ses concurrents. Les patrons de l’agence, M. et Mme Marillaud, l’estimaient comme le fils qu’ils n’avaient pas eu, enfin, ils avaient engendré un fils, mais, comme l’ingrat passait son temps à glander et à fumer des pétards dans sa chambre, ils l’avaient renié et chassé de leur horizon, ils n’avaient donc plus de fils, si Louis voulait bien prendre la place, ce serait avec un grand plaisir, tous les parents auraient aimé avoir un garçon comme lui. Au fait, et vos parents, vous n’en parlez jamais ? Morts, avait répondu Louis, papa d’une grippe aviaire foudroyante, maman s’était éteinte une nuit à l’âge de quarante-neuf ans, on ignorait les causes de son décès. Louis et Désirée avaient découvert à l’occasion que leurs parents, prévoyants, avaient fini depuis longtemps de payer le pavillon de Montrouge. Ils s’étaient retrouvés propriétaires après s’être acquittés de l’impôt sur la succession (un crédit sur leurs deux têtes qui s’achèverait dans cinq ans). Louis se disait parfois que la mère Marillaud, une femme encore désirable à cinquante-six ou cinquante-sept ans, aurait bien poussé la relation filiale du côté de l’adultère – et donc de l’inceste, du moins sur le plan symbolique. Malgré quelques regards et frôlements insistants, ils n’étaient jamais passés à l’acte, certaines choses ne se faisaient pas entre membres de la même congrégation.
Il arrivait à Louis de revoir ses anciens amis. Il se rendait chez eux avec l’intention de les convertir et de se délier ainsi de la promesse, prononcée en public le jour de son baptême, de ramener dix personnes au moins dans le giron du Christ. Il n’en était qu’à deux pour l’instant, un ami d’enfance sur lequel il avait une telle influence qu’il aurait pu l’entraîner dans n’importe quelle secte satanique, un collègue de travail timide et complexé qui n’était pas resté longtemps à l’agence. De temps à autre, il ouvrait son carnet d’adresses, choisissait un nom, composait le numéro de téléphone et, si son correspondant n’avait pas déménagé ou changé de numéro, il essayait d’obtenir un rendez-vous. Certains l’avaient sèchement envoyer balader, d’autres ne se souvenaient plus de lui, d’autres n’avaient pas le temps, d’autres enfin acceptaient de le revoir après toutes ces années, qu’est-ce que tu deviens ? pas encore marié ? qu’est-ce que t’attends ? moi, j’ai déjà trois gosses, viens à la maison, ça me fera plaisir… Le plaisir ne durait pas, ils n’avaient plus rien à se dire, il ne plaisait pas à la femme, ou aux enfants, ou au chien, il débitait d’une voix monocorde son petit baratin évangélique, il prenait congé et s’enfuyait comme un voleur, plus difficile de cerner les âmes que de vendre des terrains en région parisienne.
« Est-ce que tu t’es inscrit au voyage en Terre Sainte ? »
Assis dans la cuisine – il se croyait déjà chez lui –, Georges couvait Désirée, affairée devant la gazinière, d’un regard possessif, le même regard que jetait un nouveau propriétaire sur son logement.
« Des nouvelles de ton fils et de ta femme ? demanda Louis d’un ton rogue, façon de rappeler au visiteur qu’il était encore marié, qu’il avait plus urgent à faire, sûrement, qu’à se consacrer à ses nouvelles amours.
— Mon ex-femme, tu veux dire, corrigea Georges. Il ne s’agit pas d’un enlèvement selon la police. Mais d’une fugue. Mon ex refuse le divorce. Elle s’est enfuie avec le dernier. Elle reviendra dans peu de temps. Je ne suis pas inquiet. Elle n’est vraiment pas maligne en tout cas : elle vient de renoncer à ses derniers droits. »
Désirée et Georges s’échangèrent l’un de ces interminables sourires énamourés qui excluaient le monde entier de leur univers et avaient le don d’horripiler Louis. S’il avait observé attentivement sa réaction, il se serait certainement rendu compte qu’elle était très proche de la jalousie. Il se massa les yeux et les tempes pour chasser la fatigue intense qui s’abattait brusquement sur lui.
« Et toi, Georges, tu iras en Terre Sainte ?
— Désirée et moi aimerions nous marier à Jérusalem.
— Qu’est-ce qui vous en empêche ? Tu n’as pas d’argent Georges ?
— Essayons d’en trouver. Tu peux m’en prêter ? »
Louis avait amassé une bonne réserve en huit ans de travail acharné, mais il n’avait pas l’intention de partager avec quiconque, encore moins avec un homme qui lui piquait sa sœur et lui arrachait une partie de sa vie. De toute façon, il n’avait jamais aimé donner. Désirée coupa le feu sous une casserole et embrassa Georges avant de mettre la table.
« L’immobilier ne va pas très fort ces jours-ci. »
La moue dubitative de Georges signifiait qu’il n’était pas dupe. Louis se souvint que son futur beau-frère travaillait dans une banque, pas celle où étaient virées ses commissions, mais il lui suffisait certainement de pianoter sur les touches de son ordinateur pour avoir accès à l’ensemble des comptes. Il n’ignorait donc pas que Louis disposait d’une somme de cent mille euros sur son compte courant et de trois cent mille sur son compte-épargne. Salopards de banquiers, pardon Seigneur.
« L’immobilier, c’est pas comme la banque : on peut rester plusieurs mois sans toucher un seul euro… »
Louis prit conscience qu’il était en train de se défendre alors qu’il n’avait pas encore été attaqué. Principe de base de la vente, pourtant : rester impassible, ne jamais dévoiler ses intentions le premier. Georges hocha la tête sans se départir de son agaçante petite moue.
« Arrête, tu vas me faire pleurer.
— Louis ressemble à papa : il n’aime pas dépenser son argent, intervint Désirée. Il y a pourtant plein de choses à refaire dans la maison. »
Elle avait puisé son audace dans le regard langoureux de son promis ; seule, elle n’aurait jamais eu le courage de lancer ce genre de réflexion. Louis regretta amèrement de lui avoir présenté Georges à la sortie de la salle de la Porte Dauphine. Il était désormais exclu de sa vie. Il ne retrouverait jamais une femme aussi jolie, aussi désirable, aussi dévouée que Désirée. Il ravala son dépit, changea de sujet :
« Je croyais que les vols étaient suspendus entre l’Europe et le Moyen-Orient…
— Pas pour tout le monde. Certaines congrégations ont passé des accords avec l’État israélien. »
Louis enfila son manteau et se dirigea vers la porte.
« Tu ne restes pas avec nous pour le dîner ? demanda Désirée.
— Je vais voir un ami. »
L’ami en question s’appelait Armand Cellier. Louis n’avait pas eu l’intention de rendre visite à quelqu’un ce soir, mais, après avoir quitté la maison et marché un long moment dans les rues enneigées, il avait composé, sur son téléphone portable (il avait obtenu une connexion au réseau Europhone depuis seulement une quinzaine de jours), le numéro d’un nom choisi au hasard dans la mémoire de son appareil. Armand avait décroché, lui avait répondu qu’il se souvenait très bien de lui, qu’il serait très heureux de le revoir, qu’il pouvait passer maintenant s’il le voulait, 54 avenue Félix-Faure, dans le 15e arrondissement, métro Boucicaut, tout proche de Montrouge, troisième étage gauche. Louis accepta l’invitation, pas chaud pour retourner à la maison et se farcir toute une soirée les deux tourtereaux dégoulinants de bonheur béat. Tandis qu’il attendait le métro, il essaya de rassembler ses souvenirs concernant Armand Cellier. Ils s’étaient connus à l’école de commerce de Nanterre, images assez nettes d’un mec mystérieux, toujours fourré dans des plans bizarres, tenant des propos terrifiants sur l’humain, le plus qu’humain, la nécessité d’émigrer, pas dans un autre pays, non, dans une autre enveloppe où l’organique n’occupe aucune place, se transférer, exactement comme des données informatiques, dans un support plus fiable que le corps humain, éviter le pourrissement organique, les émotions, l’irrationnel en général, la fatalité génétique. Louis s’était rendu une fois, une seule, à une réunion organisée par des connaissances d’Armand. Il avait été question pendant deux heures de la négation pure et simple de l’être humain, ce parasite prédateur dépourvu de raison, coupable des crimes les plus abominables et des pires déprédations depuis la nuit des temps, de son remplacement par une forme de vie purement logique.
Louis était maintenant curieux, impatient presque, de rencontrer Armand, de voir comment il avait digéré son extrémisme, comment il avait évolué. La plupart de ses relations d’avant sa conversion étaient devenues des mères ou des pères de famille appartenant à cette classe moyenne en train de sombrer dans les remous soulevés par la guerre, de braves gens qui se débattaient comme de beaux diables, qui couraient sans cesse après leurs fins de mois sans jamais les rattraper. Quelques-uns s’étaient tournés vers les différentes congrégations proliférant sur la dépouille européenne, les seules structures qui offraient un minimum de solidarité dans un vieux continent abandonné aux charognards. Louis ne se faisait guère d’illusion sur lui-même, sur sa relation avec le Christ, sur sa quête spirituelle. Il considérait la puissance de l’Église comme un atout majeur en cette période troublée. On augmentait ses chances de s’en tirer convenablement si on appartenait à un cercle. Les nouvelles organisations, pionnières et dynamiques, remplaçaient les vieilles structures démantelées et grinçantes. On avait juste à signer un pacte de partage avec les autres membres, plus besoin de lois, plus besoin de formulaires, plus besoin de démarches, la ferveur suffisait. Louis se sentait en sécurité depuis qu’il avait trempé dans l’eau du nouveau baptême.
Armand habitait un vieil immeuble à la façade sombre qui portait encore les stigmates des bombardements. L’identificateur de la porte d’entrée ressemblait aux digicodes d’avant-guerre ; il ne fonctionnait pas, en tout cas. De même un panneau jauni accroché à l’antique grille indiquait que l’ascenseur était en panne. Louis s’engagea dans l’escalier tournant et arriva sur le palier du troisième essoufflé. Il n’eut pas besoin de sonner, il poussa la porte entrebâillée de l’appartement de gauche, qui se referma derrière lui dans un claquement, passa dans un vestibule sombre encombré de vêtements et de chaussures poussiéreux. L’air imprégné d’une atroce odeur de renfermé paraissait aussi épais que de la boue. Louis tenta, d’une profonde expiration, de desserrer l’angoisse qui lui sautait à la gorge.
« Armand ?
— C’est toi, Louis ? Viens. »
Louis entra dans une pièce plongée dans la pénombre où régnait un désordre insensé, meubles disposés en dépit du bon sens, objets de toutes sortes, piles de livres, vêtements entassés, chiffonnés. La puanteur le dissuada pendant quelques instants de respirer.
« T’es où ?
— Juste devant toi. »
Les yeux de Louis s’accoutumèrent peu à peu à l’obscurité. Une forme immobile sur un vieux fauteuil en cuir. Il ne l’avait pas remarquée.
« J’oublie toujours que les humains ne sont pas nyctalopes… »
Louis ne distingua aucun mouvement ni n’entendit aucun déclic, mais une ampoule au plafond s’emplit peu à peu de lumière. Il eut un mouvement de recul lorsqu’il vit Armand, enfin, la créature qui parlait avec la voix d’Armand.
« Réaction typiquement humaine. Les hommes ont d’abord peur de ce qu’ils ne connaissent pas, ensuite ils tentent de le détruire. Il leur faut déjà des siècles, voire des millénaires, pour apprendre à se supporter entre eux, alors, avec les nouvelles formes de vies… »
Nouvelle forme de vie était le terme le plus approprié pour décrire le… la chose qu’était devenu Armand. Il ne restait plus grand-chose de son visage ni de son crâne nu, sertis de plaques ou de conduits plus ou moins translucides et traversées de courants vaguement lumineux. Plus de bouche, plus de nez, plus d’yeux. Aucun vêtement sur son corps, seulement des plaques taillées dans une matière grise que Louis n’avait encore jamais vue et reliées entre elles par des articulations souples. Par endroits, se devinaient des morceaux de peau et des bourrelets cicatriciels, les seuls vestiges, avec les mains, de l’organisme originel d’Armand. L’ensemble évoquait un androïde raté, monstrueux, des films de science-fiction d’avant-guerre. Louis se souvint de l’étudiant Armand dans les vestiaires de la salle de sport de l’école de commerce, de son corps maigre, un peu voûté, légèrement velu. Un corps tout à fait normal.
« Comme tu peux le constater, nous sommes allés au bout de notre démarche, de notre logique. Enfin pas tout à fait, puisqu’il nous reste encore à franchir quelques étapes avant de basculer définitivement dans une autre forme d’existence. » Armand leva les mains. « On n’a pas encore trouvé d’outil plus pratique que les mains, par exemple. Mais ce problème devrait être résolu dans peu de temps. Nous sommes nos propres expériences. Nous supprimons un à un les organes. Nous avons commencé par les moins importants, un poumon, un rein, la rate, les intestins… Notre but est de réduire peu à peu les besoins et les fonctions organiques tout en maintenant nos facultés, et même en continuant de les développer, en transférant progressivement l’ensemble de nos données sur un support infaillible. De devenir, en quelque sorte, nos propres ordinateurs. Nous pensons que les modifications purement génétiques sont insuffisantes, trop aléatoires, trop liées à l’organique. Pour l’instant, nous avons encore besoin d’un fatras mécanique, cybernétique, mais nous planchons sur un programme de nanotechnologie qui nous permettra de nous adapter en permanence selon nos besoins, de proposer une réponse adéquate à chaque situation. Je peux déjà me passer de manger, je me dispenserai bientôt de respirer. Dans quelque temps, mon cher Louis, nous aurons effacé tout vestige de l’anthropocentrisme. »
Bouleversé, Louis n’avait plus qu’une envie, s’évader de ce cauchemar, s’enfuir au triple galop. L’odeur et l’aspect d’Armand lui retournaient les tripes. Il garda les yeux baissés sur le sol jonché de déchets impossibles à identifier.
« Sais-tu qu’en ce moment je suis relié à plus de dix mille autres PH ?
— PH ?
— Post-humains. Dix mille individus qui partagent l’aventure, qui mettent en commun leurs données. Un réseau connecté en permanence. Nous avons d’abord piraté d’anciens circuits abandonnés de fibres optiques, puis nous avons trouvé de nouveaux moyens de communiquer en utilisant les propriétés conductrices de molécules présentes en grande quantité dans l’atmosphère. L’image que je capte actuellement est reçue simultanément sur dix mille récepteurs. Dix mille PH des cinq continents voient en ce moment ton visage, Louis, et me renvoient en retour des milliers d’informations à ton sujet. Les informations contenues dans les fichiers informatiques, bien sûr, ah ? tu ignorais que tu étais fiché ? mais pas seulement. Rien qu’en t’observant, en analysant tes traits, tes expressions, tes yeux, ton attitude, ta voix, nous pouvons dresser de toi un portrait complexe. Nous ne décodons pas seulement tes réactions actuelles et grossières comme le dégoût ou la colère, mais ton état physique, psychologique, émotionnel, pathologique. Tu es très contrarié, Louis.
— Qu’est-ce que… »
Les mots se bloquèrent sur les lèvres de Louis. Il s’éclaircit la gorge, tenta de reprendre le contrôle de ses pensées.
« Qu’est-ce que j’ai à voir avec tout ça ? Pourquoi…, pourquoi m’as-tu demandé de venir ? »
Armand ne répondit pas toute de suite. Louis se sentit dépecé, décortiqué par des milliers de regards, s’efforça malgré lui de présenter un visage neutre, impassible.
« Bel effort, Louis. Mais il y a une grande différence entre ce qu’on a la volonté de paraître et ce qu’on est. Les humains ne savent pas voir. C’est toi qui m’as appelé. Et j’ai perçu une grande détresse dans ta voix. Tu cherches l’apaisement que tu n’as pas trouvé dans le nouveau baptême.
— Comment tu sais que… »
Louis se tut, se rappelant qu’il avait reçu la réponse à cette question quelques instants plus tôt.
« L’apaisement, tu le cherches dans la mort, Louis.
— Mais… je n’ai pas l’intention de me suicider !
— La mort est déjà en toi. La même maladie que ta mère. Une forme de leucémie foudroyante, d’autant plus dangereuse que totalement indolore. Il ne te reste qu’une quinzaine de jours à vivre. »
Le sang de Louis se glaça. Il n’eut pas le réflexe de se révolter. Il sut, oui, il sut qu’Armand avait raison, les coups de barre, les sautes d’humeur, le manque d’appétit, l’impression de porter sur ses maigres épaules toute la fatigue du monde…
« Deux solutions, reprit Armand. Tout dépend de toi, de ta croyance en une vie post mortem, de ta rage de survivre. Soit tu vas voir ton médecin demain à la première heure, il diagnostique la maladie s’il est compétent, il t’obtient, si tu as de l’argent – et tu as de l’argent – une transfusion immédiate, il recule de deux mois, au mieux, l’échéance. Soit tu rejoins le réseau PH.
— Et… »
Les jambes de Louis se dérobèrent.
« Il y a un fauteuil derrière toi. Assieds-toi. »
Louis, en se laissant tomber dans le fauteuil, souleva un épais nuage de poussière.
« Il y a bien longtemps que le ménage n’a pas été fait dans cet appartement. Nous avons encore la possibilité de prendre la maladie de vitesse. Il te faut seulement renoncer à la chimère organique. Et accepter de partager tes données avec les autres PH. Accepter de ne plus être le Louis que tu crois connaître, de devenir plus, nettement plus, que le Louis que tu crois être. De tenter une nouvelle aventure. La grande aventure. Si tu choisis cette seconde solution, je t’indiquerai la marche à suivre pour commencer ta transformation.
— Pourquoi… »
Louis n’eut pas la force d’aller jusqu’au bout de sa question.
« Plus le réseau PH récolte de données, plus il s’enrichit et plus il devient performant. Tu n’es pas obligé de donner une réponse ce soir. Il te suffira de me téléphoner demain ou après-demain avant 12 heures, dernier délai. Le téléphone est une technologie rétrograde, certes, mais j’identifie instantanément les appels et je n’ai pas besoin d’appareil pour répondre. »
Louis a décidé de rentrer à pied. Lorsqu’il est sorti de l’immeuble de la rue Félix-Faure, l’air de Paris lui est apparu comme le plus pur, le plus délicieux qu’il ait jamais respiré. Il a pensé un moment qu’il a rêvé toute cette histoire, que le monstre Armand et la maladie qui le ronge n’ont existé que dans son imagination, puis, tandis qu’il marche sur le trottoir verglacé sous un ciel bercé d’étoiles, tandis que le froid vif s’infiltre sous ses vêtements et dans ses chaussures, il repense à la proposition d’Armand : elle ressemble étrangement à un pacte avec le diable.